Ma petite Gwen. Ma jolie Gwen. Gwen. Depuis mon retour, je crois que je t'ai croisée deux fois à Blackfeet; cette fois où je sortais de la bibliothèque, une montagne de livres entre mes bras nus, une feuille de prêt et ma carte d'abonnée à la bouche (pas possible de te parler, tu comprends..), et l'autre où je cherchais de quoi nourrir mon estomac qui commençait à imiter des sons d'opéra, et où, me relevant d'une génuflexion pour attraper un malheureux yaourt abricot-pomme-éclats de noisette (et y'avait pas de noisettes en fait), j'ai croisé ton regard perplexe, comme perdu. Ou fuyant. Ou triste. bref. Mon ouïe n'a pas encore eu l'occasion d'écouter ta voix chantante. Ca fait bien longtemps qu'on se connait pourtant. Depuis que j'ai rencontré Skah, en fait. Vous aviez toujours été proches, ce qui nous a rassemblé, et nous éloigne désormais l'une de l'autre. J'ai peur de me confronter à ton silence, à ton indifférence. Et comme à chaque fois que la peur s'empare de moi, je cherche à la confronter. Je viens d'entrer dans ton petit café. Il ne paie pas de mine de l'extérieur, mais la décoration intérieure me plait vraiment. C'est bien ton style, ces couleurs, ces meubles... je m'assoie près de la fenêtre et fuit le regard des autres clients du café, des habitués sans doute. Des habitués que tu croises chaque jour et à qui tu ne feras sans doute jamais le regard moralisateur que j'ai cru te voir porter sur moi, l'autre fois, mon ridicule yaourt à la fin -tu veux savoir? je l'ai reposé après. Je grogne après mon sac qui a englouti mes petites lunettes rondes à la Léon Blum (mais je verrai bien quelqu'un comme Charlie Chaplin, aussi, en avoir de semblables), et saisi le premier livre que ma main agrippe: Cent ans de solitude. Ca promets pour la suite  

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 C'est volontairement que j'ai pris ce livre, que je l'ai parcouru sans pour autant oublier d'ordonner à mon esprit de se concentrer dessus. Je voulais seulement me sentir en présence d'une amitié, d'un objet qui soit mon "allié" dans ce combat -non de coq, mais de chats bien élevés, qui ne crachent qu'en des occasions justifiées-, et seuls les livres m'ont toujours offert ce réconfort. Sans accepter que mes yeux aient d'autre vue que pour le seul papier épuré de ces pages, je me doute que Gwen se trouve là, à moins d'un mètre de mon squelette animé, squelette abîmé. Guillerette d'habitude, surtout lorsqu'il s'agit de servir ses clients, rien dans son attitude ne laisse transparaître à ce moment une quelconque bienveillance. Je ne connais que trop -quoique- bien Gwen pour l'entendre pester intérieurement, ou plutôt ruminer. Ou plutôt, c'est le silence en elle: je me doute qu'elle attend de moi des explications, que d'ici à ce qu'elles adviennent, elle fera lettre morte, bouteille échouée sur une plage que nulle ne visite et qui ne s'ouvre pas, ballon accroché en haut d'un chêne inaccessible à l'enfant qui l'y a lancé. C'est avec regret que je quitte Gabriel Garcia Marques, pour me trouver face à une autre forme de solitude, celle qui est générée par l'incompréhension et la rancune. Gwen attend de moi, rien de moins que des explications. Des phrases avec des points et des conjonctions de coordination. Peut-être un syllogisme, une argumentation. Un discours rhétorique et locutoire, en résumé. J'entame un sourire vers elle, rougis de mon audace et de ma bêtise -cette absence, dont elle n'est pas responsable, que je lui ai fait subir sans rien lui expliquer- et débite d'une traite, afin de lacher ce fardeau qui me colle à la peau depuis mon retour à Blackfeet :" Gwen, s'il te plait, ne sois pas le juge qui, comme tous les autres habitants d'ici, me condamnera sans avoir eu ma version des faits. Tu es fâchée, et c'est tout à ton honneur que d'avoir cette rancoeur en toi. mais je ne pouvais et ne voulais rien dire. Rien prévoir -d'ailleurs, ce n'était pas prévu-. Rien faire peser sur tes épaules ou celles d'une autre personne à laquelle je tiens. Je savais que je n'avais plus rien à faire là, aucun fauteuil, aucun siège de café, aucune chaise de l'église ne toléraient plus ma présence. Depuis que Skah est parti, mon univers, mon cosmos, s'est effondré. le goût pour les bonheurs quotidiens de la vie humaine, je ne les goûtais plus et ne voulais même plus en ressentir l'odeur. Il fallait que je parte pour comprendre qu'après avoir été l'indésirable, je redeviendrais un jour, si ce n'est nécessaire, du moins utile à cette réserve. Pas de nouvelles, pas de messages entre temps, parce que. Parce que tu me connais. les sentiments et moi, c'est comme chien et chat; penser à Blackfeet, c'était penser à Skah. Penser à lui, c'était penser à mon départ, mais aussi au sien, à son absence permanente, qui créait en moi l'ultrason pesant et englouti, vide de sens, que peut faire une baleine polaire au coeur de l'hiver. Plusieurs fois, j'eu la hardiesse de saisir le téléphone et de composer ton numéro, avant de raccrocher à cette voix qui me demanderait ce que je faisais, si j'étais en sécurité, quand je reviendrais. Pour annihiler un tant soit peu la douleur, il me fallait encore sectionner les membres alentours qui pouvaient être gangrenés". Quelle idiote je fais, j'ai horreur des discours pathétiques de ce type. Et je m'engouffre là-dedans comme une midinette de 17 ans. mes yeux, qui portent la naissance de larmes, sont embrouillés. Je ne veux pas lâcher ces larmes, pas aujourd'hui, pas maintenant. Je regarde par la fenêtre: le vent dans les arbres arrache aux pins quelques aiguilles, et une voiture se gare devant le café. Je suis hapée par tout ce que je viens de me dire, et je demande, à mi-voix, un grand Lapsang Souchang, bien noir. Fatiguée de moi-même, je ferme les yeux un instant, le temps d'entendre Gwen prendre son souffle, avant d'espérer l'entendre me répondre quelque chose -quoi que ce soit, je préfère cela à l'indifférence-.  

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